vendredi 7 mars 2008

Jus de main

Nous nous installons a sept sur le lit double d'une chambre libre au rez-de-chaussee: deux hommes, deux jeunes femmes, une sitar et deux tablas.

Maryse a craque pour les cordes; j'ai suis davantage attiree par les percussions. C'est a l'improviste que nous avons decide de suivre des lecons de musique a meme le guesthouse sous les conseils de son proprietaire (qui, d'ailleurs, s'averait jadis a posseder son propre magasin d'instruments, d'ou ses nombreux contacts).

Sitar et tablas sont un couple indien aussi celebre que Rama et Sita, d'ou l'interet de partager la cacophonie du premier cours.

Le professeur de Maryse est chetif et porte de petites lunettes qui donnent l'air intelligent; il la force a s'asseoir dans une position manifestement insupportable afin de mieux pincer les cordes. Mon professeur a moi est un petit homme souriant et chaleureux, avec de grands yeux noirs et une epaisse chevelure.

Il m'attrappe la main droite et la pognasse genereusement.

"Dieu t'as donne de bonnes mains, qu'il dit. C'est bon, t'as beaucoup de peau, belle synergie avec celle de la chevre. Good karma."

C'est surprenant qu'il me dise ca parce que ma professeur de cuisine m'avait deja beaucoup parle des mains. "La bouffe indienne n'est bonne seulement parce qu'on mange avec les mains, qu'elle dit, mais parce qu'on cuisine avec les mains. Ca prend du JUS de main."

Avec tous les dhals et les curry, une palette impressionnante de pains (Naan, chapati, parantha, dosa, etc.) servent effectivement d'ustenciles. Leur delicate confection faisait partie integrale de mes lecons, par consequent j'ai passe un temps impressionnant a jouer dans la pate. Peu importe ce que vous pouvez imaginer, ce n'est JAMAIS assez mou; il faut malaxer comme un homme, avec le poing, la paume, les jointures. Au bout d'un moment la pate prend la temperature du corps, et on lui donne un peu une ame de mammifaire a sang chaud, elle finit par ne faire qu'un avec le mou de main.
Mou de main aidant, je cogne sur les tablas et pas un son.
"Pense a Shiva, il aime bien danser. Si tu joues pour lui, il va t'apporter son aide."
Le type est serieux.
Je me concentre sur le regard bienveillant de Shiva, imposant sur une affiche geante a cote de la penderie.
Quelque chose me dit soudainement de recommencer le lendemain.

...Et depuis une semaine, j'en fais trois heures par jour.

***

Le principe du guru (ou professeur, en hindi): l'obeissance absolue de ses eleves. Guru-jee dit: coupe-toi l'annulaire et deguise-le en giraffe, on niaise pas, il s'attend vraiment a ce que tu le fasses.

C'est ce qui m'est arrive.
...
Non. C'est une blague.

J'ai pourtant decide d'adopter la philosophie indienne et, contrairement a tous les profs de piano, de chant ou de guitare que j'ai eus dans ma vie, j'ai decide de faire exactement ce guru-jee me demanderait.

Il faut dire que Andu Guru-jee n'est pas du genre a peter de la broue. Peu importe ce que je fais, il sourit en disant: "Good hands."

Tous les jours, j'ouvre grandes les fenetres de ma chambre et la porte du hall, et je s'accueille mon professeur en joignant les deux mains : "Namaste guru-jee", ce a quoi il repond avec le meme geste: "Namaste Genevieve-jee". Quand on appelle son interlocuteur jee, c'est un grand signe de respect, generalement adresse aux aines. Mon professeur me dit jee, parce qu'il aime bien mon karma.
Un jour d'ailleurs il m'appelle: "Rajkumari-jee" (princesse-jee), parce qu'il sait que ca me fait sourire et il dit que c'est bien mieux de sourire quand on joue des tablas.

Et nous mettons les bouchees doubles pour deux bonnes heures a se matraquer les jointures sur le cuir. Quand j'ai trop mal quelque part (et les zones sont nombreuses, etonnamment, car jouer du tabla implique tout le corps), je commande du chai brulant et l'ecoute jouer pour quelques minutes. Ses doigts deviennent litteralement des papillons sur l'instrument et il emplit la piece d'une grande joie de vivre.

Parce que vraiment, je suis surprise de constater a quel point les tablas rendent heureux.

***

De retour sur le toit avec Maryse, un groupe de jeunes voyageurs aux origines heterogenes accaparent la television pour se tapper la trilogie du Seigneur des anneaux. Maryse est enthousiaste et s'arme de patience pour m'en faire le recit - entrecoupe, biensur, de premieres conversations avec les autres backpackers.

Avant la fin du deuxieme tome, nous nous retrouvons entasses a huit dans une de nos modestes chambres pour un grand jam sitar-tablas-guitare-flute. Ma performance a une odeur bizarre, mais tout de meme. Je pense a Shiva.

***

Deuxieme nuit de la Shivratri, nous sortons en gros groupe dans les rues animees pour aller voir un concert gratuit. Ce que j'ignore encore quand nous quittons le guesthouse avec une gourde de benglassi (cadeau du staff de l'hotel), c'est que je m'apprete a voir a l'oeuvre une veritable legende du tabla.

Apres avoir marche pendant pres d'une demie-heure, nous aboutissons pres du temple de Durga, ou une grande salle en plein air accueille plusieurs centaines de gens. Nous prenons place sur l'immense drap blanc pose au sol, assez loin pour ne rien voir, mais apprecions tout de meme un long interlude du trio sitar-tablas-danse. Evidemment, moi je pense qu'on est deja dans le jus du spectacle et j'aime bien, je crois que c'est le grand maitre que je vois a l'oeuvre.
Non.
Le grand maitre, Zakir Hussein, apparait beaucoup plus tard, apres un tres long discours ou les benglasseux en extase se tappent la poitrine comme Celine Dion, nous on applaudit quand tout le monde le fait.
Le maitre s'echauffe les doigts pendant longtemps. Je me pogne le beigne, moi qui pensais que le spectacle allait finir une heure plus tot. En plus, vois rien.
Mais quand il commence a jouer POUR VRAI, je me rends rapidement compte que je n'ai pas besoin d'etre bien placee: au bout d'un moment, c'est immanquable, je ferme les yeux. Les sons percutent bien au-dela des tympans, ils se transforment plutot en courant electrique qui me parcourent l'echine pendant plus d'une heure. C'est de la magie par intraveineuse, c'est de l'acuponcture auditive. Incroyable, tout simplement, ce que des mains humaines peuvent arriver a faire.

Quand je me remets debout, je n'ai qu'une idee en tete: je veux mes tablas.
C'en est obsedant.


MES PRECIEUX.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Wow! Tu vas surement etre rendu tres bonne le jour ou tu vas revenir. Je suis curieux d'entendre un jour les compos qui vont en sortir avec tout tes talent en piano, chant et bientot tablas!


Vince