mardi 30 octobre 2007

L'alchimiste

Un matin de septembre, il y a un peu plus d’un an, je suis allée suivre un cours de sushis. C’était mon cadeau de fête de papa et Isabelle. J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.
Généralement les gens préfèrent quand on commence par la mauvaise.
Je n’ai fait des sushis qu’une fois. C’est comme la sauce à spaghat, c’est toujours meilleur quand c’est quelqu’un d’autre qui la fait. Comme mon papa. Peut-être que ce ne sont pas tous les papas qui font la meilleure sauce à spaghat du monde, mais il se trouve que je suis quand même en chicane de couple avec mes feuilles de nori, après seulement une date.
Bonne nouvelle : la journée où je suis allée suivre mes cours de sushis, ma vie a changé complètement. Pour le mieux.
À ce moment-là je travaillais comme serveuse chez Alexandre, cet espèce de resto français bourré de touristes sur Peel, où mon ignoble patron (je l’écris avec toute la liberté d’expression que ma patrie m’autorise : mon MÉPRISABLE patron) tentait d’entraîner des pitounes à plumer de millionnaires. Je ne rentrerai pas dans les détails, je n’ai plus d’énergie à mettre pour me souvenir de cette expérience, si ce n’est qu’elle m’a enseigné ce qu’était le VIDE, afin que je reconnaisse l’ennemi. J’étudiais à temps partiel en scénarisation, mais ce programme ne m’apportait pas l’ombre d’un accomplissement.
Voilà donc, je me pointe à mon cours de sushis, et je me trouve devant cette femme, grande, blonde, froide, imposante, avec son gros couteau japonais. Elle était l’une des trois femmes au monde à avoir souffert la formation complète, rituelle, traditionnelle du maître sushis (interdite aux femmes d’origine japonaise, mais demandant tout de même une grande connaissance de la langue et de la culture ainsi que plusieurs années d’une vie; voilà pourquoi son statut était si respectable). Par chacun des gestes gracieux par lesquels cette femme - à qui on avait seulement envie de dire oui madame - jetait sa pâte tempura dans l’huile bouillante, il transparaissait non pas seulement des années à se faire critiquer la manière dont elle coupait ses nigiris, non pas seulement un nombre incalculable de fois où elle a dû refuser d’admettre qu’elle était à bout de force, mais également des années à méditer, à purifier son âme et son karma.
J’avais devant les yeux Uma Thurman, dans Kill Bill 2.
Cette femme qui n’a pas seulement consacré une bonne dizaine d’années à la culture japonaise a traversé l’Asie au grand complet, de long en large, et consacre maintenant deux mois de chaque année à y faire du bénévolat.
J’ai dû discuter un quart d’heure avec elle, une fois que tous les élèves eûrent quitté la classe. Je garde beaucoup de souvenirs des fois où, en lambineuse professionnelle, j’ai eu des discussions privilégiées avec les profs. Celle-ci fût probablement la plus déterminante.
En un an, depuis, j’ai épuré ma vie, couche par couche, jusqu’à en venir à mon rêve. Je l’ai regardé sous toutes ses coutures, du moins, du plus près que je le pouvais.
Voilà, on n’est jamais complètement prêt, parce que si on était vraiment parfaitement prêt, on n’apprendrait jamais complètement. Je pense. Alors j’ai décidé que ça y était, pour le meilleur et pour le pire.
Puisque je suis une lambineuse professionnelle, comme écrit précédemment, j’étais encore en train de bouquer mes valises quand on a sonné à la porte pour m’amener à l’aéroport. Je n’avais pas eu le temps d’acheter de lecture pour mes – interminables – heures de vol. J’ai donc parcouru ma bibliothèque des yeux, et un livre s’est mis à briller comme du cristal.
J’ai pris l’Alchimiste, j’ai zippé, j’ai verrouillé, et je suis partie.


***

« Mon cœur craint de souffrir, dit le jeune homme à l’Alchimiste, une nuit qu’ils regardaient le ciel sans lune.
- Dis-lui que la crainte de la souffrance est pire que la souffrance elle-même. Et qu’aucun cœur n’a jamais souffert alors qu’il était à la poursuite de ses rêves, parce que chaque instant de quête est un instant de rencontre avec Dieu et avec l’Éternité. »

J’ai reçu l’Alchimiste en cadeau suite à mon premier départ, le premier pas vers un rêve, quand j’ai quitté la petite ville du Nord (tsé, là, celle qui est tellement loin qu’elle tient de la légende – voir, du cauchemar). Il s’est passé huit ans sans que je ne le lise et je suis convaincue d’avoir choisi le meilleur moment pour m’y consacrer.

Pour ceux qui n’ont jamais lu l’Alchimiste (de Paule Coelho), je résume : un berger espagnol fait un rêve de pyramides. Il décide d’affronter l’inconnu pour aller résoudre une énigme se trouvant en Égypte, l’énigme de sa Légende Personnelle - ce récit écrit exclusivement pour lui par la Main Créatrice. À chacune de ses escalles, il perçoit de mieux en mieux des codes précis, instruments de l’Âme universelle. Ceux-ci se décryptent par l’intuition, l’écoute de son cœur pour reconnaître les signes.

Je vois des maudits signes partout.
Je vois même le livre en soi comme un signe.

À plusieurs milliers de kilomètres de chez moi, je régresse de dix ans, quinze ans, je deviens dépendante de tout le monde, vulnérable, toute nue. Nicholas m’a dit : « Quand tu vis une première immersion en Asie, tu dois désapprendre tout, et recommencer. »
Quand on a tout à réapprendre, c’est immanquable, on prend conscience des endroits où, naturellement, on bûche, on s’enfarge, on traîne de la patte. Toutes mes faiblesses (tous mes défis, pour être positive), je les ai en PLEINE YEULE, à cent kilomètres à l’heure. C’est une occasion en or pour les comprendre et les dépasser. Encore cela ne se fait-il pas par magie, c’est beau en parler, maintenant je le vis.

Un jour, je suis revenue d’un cours de sushis en gambadant parce qu’une femme exceptionnelle m’avait remis sur la route d’un vieux rêve, rêve qui s’était endormi main dans la main avec une grande peur. J’ai pris un an pour me demander si j’étais prête à affronter les deux.

Je n’ai plus à me le demander.
Je n’ai plus le goddamn CHOIX.

Voilà, ce matin je suis dans un jardin, accroupie comme une grenouille, j’arrache des mauvaises herbes dans un grand carré de sable plein plein d’araignées. C’est très plate, bien sûr. Je ne peux que méditer – ou plutôt, je ne peux que TROP réfléchir. Immanquable, je ne peux taire les choses qui me manquent. Je réalise l’équart des réalités, la montagne à escalader. Et j’ai déjà mal aux jambes après trois minutes de jardinage.

J’ai quatre ans, pis j’m’en fous, j’fais pipi dans mes culottes; j’ai quatre ans, pis j’m’en fous, j’fais pipi partout.

Pis j’parle pas Vietnamien.
Goddamn it.

L’heure du lunch, je parcours à pieds les vingts minute de marche qui me séparent de la Maison de la Paix, où j’habite. C’est –tellement- poussiéreux. Les feuilles des arbres sont brunes, même les chiens (tsé, là, ceux qu’on MANGE) ne sont pas de la bonne couleur. Tout a l’air rouillé. Et tout le monde klaxonne. Pour RIEN. « Tiens, une âme qui vive, honk honk », c’est comme une façon de dire bonjour, sauf que c’est le contraire d’un bonjour, c’est un bonjour antipathique.
Comme je m’attendais à ce que ça arrive, la journée où j’ai signé le formulaire qui m’envoyait ici, aujourd’hui je file un mauvais coton (il y a des journées comme ça même en ce merveilleux pays qu’est le Canada).
J’ai besoin de recharger mes batteries pour l’après-midi à l’école.

J’ai visité ma classe la veille. Les enfants étaient charmants, bien sûr, et j’ai fait beaucoup de dessins. J’ai pu parcourir de long en large un cahier à colorier qui présentait le même chien dans plusieurs situations, genre, le chien fait de la popotte, le chien éteind un feu, le chien fabrique une cabane. Je sais pas pourquoi, tout le monde avait l’air de s’être mis d’accord pour colorier le chien en rouge.
Je voulais seulement savoir si ma job, c’était de faire du coloriage pendant deux mois et demie. Ne m’en déplaise, je voulais seulement savoir quels étaient les besoins de cette école, exactement. Rien n’était clair, pas même à travers les sages paroles de Monsieur Cuong (à qui je devais tout de même l’épisode du taxi).
Après un bon repas, Mo, l’une des organisatrices, décide de rendre les choses limpides et de m’accompagner pour l’après-midi.

Je broie du noir, un peu. Les choses ne vont pas comme je veux aujourd’hui et je me sens en wonder-symptômes-prémenstruels en reparcourant, en moto cette fois, les quelques kilomètres qui me séparent du Friendship Village.

Je ne mets qu’un pied dans la classe et tout mon méchant de pré-menstrues s’envole.
On m’avait dit que travailler avec les enfants handicappés était quelque chose de très, très difficile. Pourtant, quand je reçois un tel accueil, après un si bref échange n’impliquant que des rudiments humains de communication, wow. Je n’ai pas la naïveté de croire que tout sera rose et facile pour toujours, mais je constate la pureté, la candeur de l’échange. Une douche froide dans la poussière du Friendship Village.
Les institutrices se mettent en ligne devant la classe, tenant chacune un objet en mains qu’elles montrent aux élèves avant de les cacher dans leur dos (une tasse, une poupée, une balle, un gros gros poisson qui fait peur tellement qu’il est gros). Ça chante des chansons, ça applaudit.
I don’t get it.
…mais j’ai TELLEMENT de fun. Mo est pliée en deux. Moi aussi, et j’ai même pas besoin de savoir pourquoi. Je reçois trois tonnes de dessins et de câlins et c’est un remontant extraordinaire. On fait un train en s’accrochant au chandail de celui d’en avant; mon ami le champion d’arts martiaux agrandit mon t-shirt de trois tailles. Aujourd’hui encore, il fait sa star en nous présentant un pestack de breakdance (malade).
Je commence à tous les connaître, un peu.
À un moment donné, au milieu des jeux, je demande à Mo s’il n’y a aucun problème à ce que je prenne des photos des élèves en classe.
Elle me dit : « Encore mieux. Ils adorent se voir sur image; et toi, tu dois les aider à développer leur motricité. Voilà ce qu’on va faire : tu vas prendre plein de photos d’eux, et je sais exactement où les développer. Ensuite, tu ramènes les photos ici et tu aides les enfants à les découper et les coller pour en faire de grandes affiches à poser dans la classe. »
La mâchoire me décroche.
Mo, t’es écoeurante.
T’es mon alchimiste.
Et ces enfants me ramènent à l’Âme du monde.

Je rentre à la maison, et j’ai soudainement rattrappé trois jours sur mon décalage horaire.

Aujourd’hui, photo time; Gilles, watch out ;).

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