samedi 27 octobre 2007

y'avait de chats, des rats... des coquerelles...

Les procédures doinières se déroulent rapidement, facilement, parce que je fais des petits sourires cutes. J’attends mes baggages longtemps, par contre. Au mois d’octobre, je m’attendais tout bonnement à une petite brise, certainement pas à une chaleur si enveloppante.
Au ralenti, quand je me dirige vers la sortie, je vois plein de pancartes avec des noms. J’aperçois le mien, tenu à bout de bras par une magnifique vietnamienne, qui m’accueille avec un grand sourire. Elle est également bénévole pour l’organisme qui m’accueille.
Dehors, je respire, c’est le moment tant attendu.
Ça sent TELLEMENT bon. La fumée, l’humidité, le vert, les fleurs. L’air circule en expansion dans tout mon corps, wow, je suis au Vietnam.
On embarque dans la voiture d’un chauffeur désigné. Aucune ceinture de sécurité. Sur la route, presque seulement des motocyclettes, ça klaxonne à tours de bras, ça se coupe, ça zigzague librement. Dhàm, la jeune femme, se retourne vers moi avec un grand sourire, me demande si j’ai faim. Je ne pense pas du tout à avoir faim en ce moment, plusieurs de mes sens sont déjà en intense stimulation, c’est assez prenant. Elle m’offre une clémentine, que j’accepte avec joie en regardant partout. La ville est sale, verte, vivante, je tombe en amour immédiatement.
Après avoir parcouru quelques petits villages enfouis sous les arbres, la voiture s’arrête devant une charmante bâtisse, gardée par de gigantesques palmiers. C’est ici que je vais vivre pour les 10 semaines à venir.
J’entre.
Il y a d’immenses fenêtres partout, elles sont ouvertes, et les feuilles des arbres pénètrent presque à l’intérieur de l’immeuble. Une jeune femme occidentale (Francesca, je l’apprendrai plus tard) consulte son laptop dans la pièce principale, où de gigantesques affiches pleines de photos des bénévoles des années passées trônent sur les murs. À côté d’elle, une jeune femme (Julia, une Autrichienne) donne une classe d’anglais à une dizaine d’étudiants vietnamiens, qui ne se laissent pas déranger par notre arrivée. La professeur fait des dessins sur un tableau. En anglais, elle les commente: « Ça, c’est des frites. Vous savez c’est quoi des frites? C’est fait avec des patates. »
Un grand châtain aux yeux bleus se pointe avec des gougounes et un bol de céréales au chocolat. Il a l’air vraiment en lendemain de veille. « Salut, moi c’est Laurenz. D’où est-ce que tu viens.? » « Montréal. » « Ah merde! Encore une canadienne? Il pleut des canadiens ici, nous sommes envahis. »
Je vais me chercher un verre d’eau.
Dhàm : « As-tu faim? J’ai laissé ton dîner sur le comptoir. Tu te sers quand tu en rescens le besoin. »
Laurenz : « Mange en toute tranquillité. Ici, on a une tradition : le dernier arrivé fait la vaisselle pour tout le monde au souper. »
Francesca, abandonnant son laptop : « Il niaise, fais pas attention à lui. »
Laurenz : « Tu viens toujours tout gâcher. »
Francesca : « C’est quoi, ces cheveux-là? »
Laurenz : « Rappelle-moi pas que j’ai l’air d’une fille de seize ans. J’ai demandé à Kitty de me couper une mèche et elle a massacré ma tête au complet. »
Julia, poursuivant son cours : « Ça, c’est de la tarte aux pommes. Non? Personne n’a jamais mangé de la tarte aux pommes ici? »
Je ne peux m’empêcher de sourire, prenant soin de bien remplir mes poumons d’air vietnamien.

Je monte au deuxième : de grandes fenêtres offrent une vue sur une jolie bâtisse, beaucoup d’arbres de toutes variétés, tout autant de fleurs, et encore autant de motocyclettes garées dans un coin. Ma chambre est une grande pièce où reignent deux installations de lits superposés, enfouis sous de grands moustiquaires, et dont les échelles servent de tablettes pour le shampooing et la brosse à dents. Je partagerai ma chambre avec une Australienne que je n’ai pas encore rencontré. Je visite les salles de bains : woohoo, des toilettes occidentales. Je cherche la douche. Dhàm, où est la douche? Là, juste là, à côté du lavabo.
Voilà : la douche consiste en un pommeau au milieu de nulle part, pas de rideau, aucune séparation avec le reste de la pièce. Parlant de douche, j’en veux une au plus sacrant, sous cette chaleur collante, après deux jours d’avion. Je n’ai pas de savon, pas de pâte à dents. Nicolas, un Québécois qui vit au centre depuis plusieurs mois, vole à mon secours. Il me parle du pays, de son intégration, tout en se téléchargeant des épisodes de SouthPark. Me tendant un bout de savon : « Tu verras, les choses vont se placer. N’oublie pas de prendre une bonne douche le vendredi soir, des fois, ils coupent l’eau durant la fin de semaine. Bienvenue au Vietnam. »
Je prends la meilleure douche de ma vie, évidemment je mouille tout mon linge parce que je ne suis pas habituée à les avoir aussi près de la source d’eau. Je m’en fous. Tout ce qui m’aurait dérangé à Montréal n’est plus un soucis ici. Mes critères ont chuté considérablement. Je n’ai de vêtements que pour les trois jours à venir et je m’arrangerai avec. Quelle libération de ne plus avoir à me préoccuper de ce que je vais mettre pour aller travailler au Passeport, de placer mes cheveux. Peu importe ce que je vais mettre, il y aura du brun dedans, et mes cheveux seront laids, c’est merveilleux. Je veux organiser mon espace, mais ça me demande, étrangement, presque plus d’énergie pour défaire ma valise qu’il ne m’en fallait pour la faire. Je suis si contente d’être ici que j’en oublie à quel point je suis exténuée. Chaque petite activité, chaque geste devient très, très lourd. Mon corps n’est pas habitué à la chaleur. Je tombe comme une roche avant l’heure du souper, juste après avoir contemplé une pleine lune orange par les grandes fenêtres de ma chambre.

***

Je me réveille vers sept heures du matin. Je me fais des rôties (pas avec l’aide d’un grille-pain, mais plutôt d’un genre de machine à grillcheeze) avec du beurre d’arachides et de la marmelade, que j’applique avec le dos d’une cuillière; les couteaux sont à peu près inexistants ici. Dans l’heure, j’ai un – long - meeting avec un petit homme qui parle anglais avec un accent vietnamien incroyable. Son nom est Cuong, et c’est lui qui coordonne mon horaire pour les jours à venir (on me le dira : au Vietnam, l’horaire, le temps, est quelque chose de tout à fait flexible, qui implique une forte part d’imprévu).
Vers midi, c’est l’heure du lunch.
Bénévoles étrangers et vietnamiens se réunissent autour d’une grande table et se servent dans de grands plats de riz vapeur, de chou bouilli, de porc (très, très, très salé), de tofu aux champignons dans une sauce sucrée. Je rencontre Hoang, un bénévole avec une énergie débordante, qui me fera visiter le village dans lequel je vais travailler, tout de suite après une petite sieste vivifiante.
Je fais mon premier tour de moto à vie, dans des rues incroyablement poussiéreuses. La pauvreté est frappante, mais je suis charmée par les champs à perte de vue, les arbres qui bordent les routes.
Notre destination est une région affectée par l’agent orange, un produit chimique laissé par les Américains durant la guerre, dont les traces se manifestent encore par des handicappes considérables. Après seulement quelques minutes de route, nous arrivons au Friendship Village.
Les jardins sont immenses, l’endroit respire étonnamment la joie de vivre. Je rencontre une toute petite femme, enceinte, complètement vêtue de rose. Elle m’accueille avec un grand sourire et quelques timides mots d’anglais.
Elle et Hoang me font alors visiter cinq ou six classes d’enfants, le plus souvent laissés à eux-mêmes, à leurs jeux, sans aucun adulte. Ils nous accueillent avec de grands gestes de la mains, de magnifiques sourires. La plupart d’entre eux sont handicappés physiquement, d’autres mentalement, certains ont des malformations que je n’aurais su imaginer (trace manifeste des produits chimiques des décennies passées). Les plus mobiles d’entres eux sont placés dans des classes où ils apprennent à coudre vêtements, sacs à mains et toiles artisanales, ou encore à fabriquer des fleurs en tissu. Ces activités seront probablement l’un de leurs seuls moyens de survie dans l’avenir, avenir que je devine encore plus marqué par l’injustice que ne peut l’être leur présent. Mon rôle ici? Leur donner de l’attention, tout simplement. Jouer avec eux, les distraire, les occuper. C’est bien temporaire comme solution à leur condition, mais quelle solution à long terme peut-il bien exister. Je me retrouve face à une injustice toute naturelle qui émerge un peu partout où il y de la vie, depuis que la vie existe: l’exception. Je ne peux qu’apprendre d’elle.
Mado, tu m’as dit que les gens beaux, bons, performants, qui réussissent, pour qui tout va toujours bien, ils t’emmerdent. Tu aimes la différence dans ce qu’elle a de plus cruel comme dans ce qu’elle a de plus beau – c’est à dire le contact pur, qui dépasse les paroles, l’intellect. Celui qui passe par les yeux, le toucher, le cœur.
Une petite fille a couru vers moi à toute vitesse pour me serrer dans ses bras, et elle n’a pas voulu me lâcher pour plusieurs minutes. Un autre petit bout de chou m’a fait une démonstration d’arts martiaux (il était vraiment doué, le p’tit mozus), un autre m’a volé ma bouteille d’eau pour m’en voler quelques gorgés, et d’un accord général, ils m’ont tous rebaptisée : Canada.
J’ai eu l’impression d’être arrivée quelque part. La sensation que, malgré le choc culturel, une partie de moi savait exactement ce qu’elle allait chercher ici, et c’est PRÉCISÉMENT ça.
Mado, merci pour tes si précieux conseils.

***

Je rencontre Kitty, une Montréalaise d’origine Chinoise. Ici, tout le monde lui parle en vietnamien, par réflexe. « C’est eux qui ont tous l’air chinois. », dit-elle.
Elle me propose de sortir en ville, dans un cinéma de répertoire, avec Francesca et Kate (une bénévole d’origine australienne avec un superbe accent).
« Un film de Fellini. »
Certain que je veux aller voir un film de Fellini.
Il ne faut qu’attrapper le bus. Parce que le bus, au Vietnam, il passe quand il veut bien. Contrairement à la stm qui donne des heures déterminées et qui ne les respecte pas, ici, c’est tout à fait assumé. Et si les arrêts sont bien fixes, ça ne veut pas nécessairement dire que le bus doit arrêter. Voici le truc : quand il arrive de loin, il faut courir en suivant sa trajectoire, pour qu’il nous remarque. Sinon, tant pis. À partir du moment où on est assez chanceux pour que s’ouvre la porte arrière, on pousse du coude pour entrer et on prie pour trouver un peu d’espace. Et on s’arrange, surtout, pour n’avoir rien dans les poches.
Nous transférons d’un autobus à l’autre, c’est très long, mais le trajet aura coûté environ trente cennes. On marche en rond une quinzaine de minutes. Je meurs de faim. Sur le chemin, une femme vend de petits pâtés de riz collant farcis aux haricots, puis frits. Nous en partageons quelques uns avant de passer par une ruelle sombre qui mène à…
…un magnifique café européen, à la belle étoile. Il est juste à l’entrée de notre cinéma.
Ça parle italien, haut et fort. Francesca est ravie, entame la conversation avec tout le monde. Un serveur passe près de nous et nous offre de délicieuses bouchées aux tomates et à l’ail.
Je me dis que nous aurons le temps de manger avant le film, eh non. Le temps file, à Hanoi. Kitty me dit : « ici, évalue le temps qu’il te faudra pour te rendre quelque part, et multiplie-le par deux. »
À peine le temps de commander un verre de vin que nous nous entassons dans une petite salle, interrompant le discours d’ouverture, partagé par deux dames: l’une s’exprime en Vietnamien, l’autre, en Italien. J’écoute, séduite, la beauté du clash de sonorités, en contre-temps linguistique.
Le film est tout à fait charmant, un seul problème : au bout d’une heure ou deux, je suis frappée par une lourde fatigue, et une déshydratation manifeste. Je gigotte dans tous les sens, je suffoque, mon corps n’apprécie pas le vin, je veux me coucher.
Une chose me frappe, soudainement : à partir de maintenant, je dois être plus sensible à mon instinct que je ne l’ai jamais été. Je ne peux plus me permettre de mettre mon corps à l’épreuve, d’aucune façon. Et si mon corps n’est pas en forme, ma tête suit. La concentration baisse en chute libre, le moral est plus fragile. Ça se manifeste à la sortie de la salle, quand je vais me chercher une bouteille d’eau; le décors est magnifique, d’un romantisme extraordinaire, il y a des fleurs et des vignes, des lumières de Noël même, les jolies tables sont en fonte artisanale, et à travers tout ça, j’aperçois une coquerelle plus grosse qu’un biscuit Oréo.
« Merde, je ne suis pas habituée à ça. »
Kitty : « Tu vas t’y faire. Faut seulement faire attention, au Vietnam, elles mordent. L’un des particippant du centre a dû se gaver d’antibiotiques après s’être fait piquer dans le cou. »
Je pâlis légèrement.
« Tu es dans un pays tropical, ça fait partie du reste! Des lézards, des serpents, des bibittes… Écoute, cette semaine j’ai vu un rat gros comme un chat, au centre. Je suis encore en vie. »
J’ai une grosse montée de doutes. Pourquoi je suis venue ici. Je vais rester six mois. Ça va être encore pire en Inde. Je ne me sens pas bien.
…puis, une montée de raison : tu es très fatiguée, et tu as besoin de t’adapter. Les quelques instants où tu risques de voir des coquerelles, et même si elles te touchent (oh my god oh my god oh my god, dégueulasse), ne vont tout de même pas concurrencer toutes les belles choses que tu as vues et que tu vas voir dans les semaines, les mois à venir. Come on.
Soudainement, à cet instant précis, c’est parfaitement de circonstance, je vois un rat, un groooooos rat. Pas gros comme un chat mais gros quand même.
Pourquoi, ça ne me fait pas un pli. Ça ne me lève pas le cœur. Ça ne me fait pas peur. C’est un rat. Et après. « Bon, je suis bien partie. »
Bien partie, mais brûlée. Je ne peux suivre le groupe dans ses virées nocturnes. Je veux prendre un taxi.
Un taxi safe. Je fais appel aux services de Francesca pour qu’elle appelle une compagnie fiable.
Quand je vois le taxi devant la petite ruelle qui mène au cinéma, j’ai un doute. Kitty a un doute. Nous communiquons notre doute par un regard douteux. C’est le nom de la compagnie qui nous rassure, un peu. Dans les circonstances, j’embarque.
Après vingt minutes de route, bien loins du centre-ville, nous arrivons à une intersection, passons par le même genre de villages poussiéreux que j’avais visité pour aller au Friendship Village. Seulement, ce ne sont pas les mêmes, et ils ne sont éclairés que grâce aux phars de la voiture. Il n’y a pas un chat dans les environs.
Mon chauffeur est perdu.
Et il ne parle pas anglais.
Je précise : je ne parle pas Vietnamien non plus.
Je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’ai eu aussi peur dans ma vie. Je réalise soudainement c’est quoi, être vulnérable, aussi limitée dans ses ressources. Pas la langue. Pas l’orientation. Pas de cellulaire, ni le numéro de quelqu’un à rejoindre dans ma mémoire – parent, ami, police, numéro d’une compagnie de taxi. Tous ces outils, si élémentaires pour moi à Montréal, disparaissent tous d’un coup. Par chance, j’ai la carte d’affaire, l’adresse exacte de l’établissement. Ce petit bout de papier dans ma poche, plus une somme d’argent très raisonnable, s’avèrent mon seul recours pour rentrer chez moi. Le chauffeur réveille le responsable de Volunteers for peace, Cuong (c’est une chance qu’il réponde, à 23 heures), pour qu’il le guide dans la campagne noire. Une fois rendus sur place, Monsieur-je-parle-pas-anglais-et-je-connais-pas-mon-chemin me charge un extra pour avoir utilisé les onéreux services de son CELLULAIRE. J’étais trop à bout de moi-même pour l’envoyer chier.
Je me suis rendue compte que je devais respecter mes limites, et j’ai ciblé, en moins de deux jours, plusieurs cadres où elles se situaient. Ce n’est pas le moment d’avoir honte d’ignorer, on ne parle même plus d’ignorer des faits mais même des manières d’apprendre en soi. Je constate mieux que jamais à quel point chaque voyageur a des yeux différents, et que ce qu’il perçoit, la manière dont il vit son adaptation lui renvoie un certain reflet de lui-même. Il y a trop de choses à voir pour qu’il n’y ait pas, consciemment ou non, un certain choix à faire, ou encore, que certains éléments nous choisissent eux-même.
Je choisis de voir le sourire des enfants, l’accueil si chaleureux des gens de l’organisme, les autobus bondés, les insectes, les arbres, les cinémas de répertoires, les taxis qui ne sont pas fiables. Je décide de sentir l’odeur de fumée, de smog, de végétation.
Pour le moment, ça, c’est mon Vietnam.
Et, aucun doute là-dessus, ça va évoluer à un point que j’ignore encore.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Heureux de voir que tu t'es bien rendue. Ça semble bien démarrer.

N'oublie pas de prendre des photos! ;)